Yayoi Kusama, une histoire de poi(d)s
Chez Perdième, nous accordons une place prépondérante à l’esthétique et à l’originalité des motifs qui habillent nos créations de lingerie menstruelle et classique. L’essence même de la marque : sublimer chaque jour les corps féminins avec des pièces de mode certes fonctionnelles et pratiques mais également graphiques, élégantes et colorées. Nous vous parlions précédemment sur le blog de l’importance du motif dans les arts et de son fort pouvoir d’inspiration pour les créatifs de tout temps. Parmi les grands noms du monde artistique qui ont fait d’un motif particulier leur signature, il y a Yayoi Kusama et ses pois. L’œuvre de l’artiste japonaise est mise à l’honneur en 2021 dans deux rétrospectives, l’une à Berlin et l’autre à New York. L’occasion pour Perdième de vous parler de cette figure emblématique de l’art contemporain et de son obsession pour le polka-dot.
Remarquables rétrospectives consacrées à Yayoi Kusama à Berlin et New York en 2021
Depuis un peu plus d’une décennie, l’œuvre atypique de la prolifique Yayoi Kusama fait l’objet de nombreuses expositions orchestrées par les musées mondiaux d’art moderne les plus renommés. En cette année 2021, ce sont les villes de Berlin et New York qui accueillent les réalisations de la célébrité nippone.
"Yayoi Kusama : une rétrospective" au musée Gropius Bau de Berlin
Entre avril et août 2021, le Gropius Bau, musée situé en plein centre de la capitale allemande, expose environ 300 œuvres créées par Yayoi Kusama durant ses 80 années de carrière. Intitulée Yayoi Kusama : une rétrospective, l’exposition s’intéresse à la considération du travail de l’artiste en Allemagne et en Europe. Dessins, peintures, collages, sculptures, vidéos, vêtements et installations témoignent de la très grande diversité de techniques et de supports utilisés par Kusama entre les années 1940 et aujourd’hui.
Les visiteurs peuvent y découvrir :- D’anciennes œuvres, telles que les reproductions à l’identique de huit exhibitions passées, scénographiées à l’époque par Yayoi Kusama elle-même, montrant ainsi sa propre manière de présenter ses travaux ;
- des créations récentes, comme certaines peintures achevées seulement quelques mois plus tôt ;
- et des productions inédites, dont la toute nouvelle Infinity Mirror Room, créée en 2020 et nommée The Eternal Infinite Light of the Universe Illuminating the Quest for Truth (La lumière éternelle et infinie de l'Univers éclairant la quête de la vérité).
"Kusama : Cosmic Nature" au jardin botanique de New York
Depuis ce printemps 2021, la Grosse Pomme a laissé fleurir et s’épanouir la « Cosmic Nature » de Yayoi Kusama dans son jardin botanique, situé dans le quartier du Bronx, au nord de Manhattan. C’est l’écrin de verdure choisi bien à propos pour illustrer l’influence du monde végétal sur l’ensemble de l’œuvre de l’artiste. Retardée d’un an en raison de la pandémie de la Covid-19, l’exposition offre au public une promenade joyeuse et haute en couleur dans le parc d’une centaine d’hectares.
Espaces verts et bâtiments accueillent des œuvres déjà connues du répertoire de Kusama. En effet, les trois longues tulipes de Hymn of Life: Tulips déploient leurs pétales panachés au milieu d’un parterre. Sur la surface miroitante d’un étang flottent et glissent les 1 400 sphères en acier argenté de la composition Narcissus Garden (Jardin de Narcisse), présentée pour la première fois, sans invitation officielle, à la Biennale de Venise en 1966. Les cinq fleurs extraordinaires de My Soul Blooms Forever poussent, les pieds dans l’eau, parmi les plantes luxuriantes de la grande serre. Dans Ascension of Polka Dots on the Trees, c’est le tronc des arbres qui se pare d’un manteau rouge à pois blancs.
Yayoi Kusama, Narcissus Garden, 1966, exposition Kusama: Cosmic Nature (2021), The New York Botanical Garden, New York. Photographie : Paul Clemence, Architecture Photography
Yayoi Kusama, My Soul Blooms Forever, 2019, exposition Kusama: Cosmic Nature (2021), The New York Botanical Garden, New York
La surprise est également au rendez-vous avec plusieurs nouveautés de taille. Au milieu d’un bassin se dresse une fleur géante au cœur jaune soleil et à la corolle rouge vif, intitulée I Want to Fly to the Universe (Je veux voler dans l’Univers). Le cube de verre d’une nouvelle Infinity Mirror Room, Illusion Inside the Heart (Illusion à l’intérieur du cœur), trône au milieu d’une pelouse, reflétant la végétation alentour et révélant ses changements saisonniers. Enfin, clou du spectacle, une Dancing Pumpkin (Citrouille dansante), mi-citrouille mi-pieuvre d’une hauteur de 5 mètres, donne l’impression de mouvoir ses huit immenses tentacules jaunes à pois noirs sur le parvis du Conservatoire Haupt.
Yayoi Kusama, I Want to Fly to the Universe, 2020, exposition Kusama: Cosmic Nature (2021), The New York Botanical Garden, New York. Photographie : Paul Clemence, Architecture Photography
Mais qui est Yayoi Kusama ?
Peut-être ne connaissez-vous pas Yayoi Kusama. C’est donc que vous n’avez jamais croisé son chemin. Car une fois rencontrée, en chair et en os ou en image, impossible de l’oublier ! Coiffée d’une perruque rouge fluo à la coupe carrée et à la frange large, arborant une garde-robe aux couleurs ultra-vives et à l’éternel motif à pois, elle est l’incarnation de l’art qu’elle pratique et revendique depuis ses débuts : singulier, assumé, exubérant, hypnotique, énigmatique, obsessionnel.
Une biographie hors normes
Jeunesse au Japon : conflits familiaux, hallucinations et naissance artistique
Yayoi Kusama est née en 1929 au Japon, plus précisément à Matsumoto, ville de province située au cœur des alpes japonaises, sur l’île de Honshu, à environ 200 km au nord-est de Tokyo. Elle grandit au sein d’une famille privilégiée, tirant ses revenus de l’exploitation de pépinières et de la vente de graines. En dépit de l’aisance financière du ménage, la fillette ne fait pas l’expérience d’une enfance heureuse et facile. Son père multiplie les infidélités et sa mère, souffrant d’un tempérament irascible et dépréciatif, oblige la benjamine de ses enfants à espionner son mari et ses maîtresses.
Très tôt, comme pour échapper à ces problèmes familiaux, Yayoi Kusama développe un goût prononcé pour les arts plastiques et s’exprime par ce biais-là. La petite fille dessine et peint les fleurs qui peuplent les champs dans lesquels elle accompagne ses proches au travail. De ses excursions sur les terres agricoles et dans les serres de culture, naît son amour profond et immuable pour la nature et la flore, tout spécialement les citrouilles.
Mais cette expression artistique est également nourrie par ces visions hallucinatoires, qu’elle expérimente pour la première fois autour de ses dix ans. « Un jour, après avoir vu, sur la table, la nappe au motif de fleurettes rouges, j'ai porté mon regard vers le plafond. Là, partout, sur la surface de la vitre comme sur celle de la poutre, s'étendaient les formes des fleurettes rouges. Toute la pièce, tout mon corps, tout l'univers en seront pleins ». 1
À l’âge de 19 ans, contre l’avis de ses parents, opposés à la poursuite d’une carrière artistique, l’adolescente choisit d’intégrer une école d’art à Kyoto. « Au beau milieu d’une famille aussi toxique que celle-ci, la seule chose pour laquelle je vivais était mon art ». Elle y étudie la peinture japonaise traditionnelle et moderne. L’enseignement académique strict qu’elle reçoit et les rapports hiérarchiques rigides entre maître et disciple qu’elle déplore la poussent à poursuivre son chemin en autodidacte. Elle organise ses propres expositions, toujours très fournies, dans plusieurs localités du pays, notamment dans sa ville natale en 1952 où elle présente quelque 270 œuvres originales.
L’envolée new-yorkaise
La jeune femme rêve de liberté et d’ailleurs. Elle s’envole pour les États-Unis en 1957. Seattle est son premier point de chute ; pourtant, c’est New York qui l’attire : elle s’y installe dès l’année suivante, en 1958. Elle y côtoie nombre d’artistes déjà réputés ou en devenir, dont Andy Warhol, Joseph Cornell, Claes Oldenburg, ou encore Donald Judd, ami plasticien et critique d’art qui l’aide à monter plusieurs expositions.
C’est durant cette période new-yorkaise, tout au long des années 1960, qu’elle explore ses nombreuses envies et capacités d’expression, et donne naissance à des créations emblématiques :
- sa série de peintures Infinity Nets, des « filets infinis », sorte de maillage serré, qui naissent de la répétition sur la toile d’un même motif de petites boucles monochromes ;
- ses Accumulations, compositions visuelles faites de protubérances cousues en tissu mou, de taille variable, s’entassant et se superposant sur des objets et meubles de la vie courante – fauteuil, canapé, chaise, etc., comme Aggregation: One Thousand Boats Show (1963) ;
- ses environnements clos et immersifs appelés Infinity Mirror Rooms, pièces dont les murs complètement recouverts de miroirs reflètent à l’infini des objets amassés au sol ou suspendus au plafond – lanternes, balles luminescentes, citrouilles fluorescentes, etc. ;
- ses « happenings », « naked demonstrations » ou encore « body festivals », performances publiques dans lesquelles elle se met en scène, nue et/ou couverte de pois, seule ou accompagnée, d’animaux ou de danseurs hippies, utilisant parfois la technique du body painting (« peinture corporelle »).
Yayoi Kusama, Aggregation: One Thousand Boats Show, 1963. Photographie : daryl_mitchell sur flickr, CC BY-SA 2.0
En un peu plus d’une décennie, elle passe du statut d’immigrée aux conditions de vie très précaires à celui d’artiste reconnue de l’avant-garde new-yorkaise, participant aux mouvements du pop art et du psychédélisme.
Retour aux sources, oubli puis reconnaissance mondiale
Après cette épisode de vie intense, Yayoi Kusama décide de rentrer définitivement au Japon en 1973. Quatre ans plus tard, grandement éprouvée psychologiquement, elle choisit de se faire interner dans une institution psychiatrique privée à Tokyo. Elle y vit et continue d’y créer depuis cette date.
Portrait de Yayoi Kusama. Photographie : u dou sur flickr, CC BY-ND 2.0
Quelque peu oubliée jusqu’à la fin des années 1980, elle revient sur le devant de la scène progressivement : première femme représentante du Japon à la Biennale de Venise en 1993, elle est exposée au MoMA en 1998.
Depuis les années 2000, sa popularité ne cesse de croître. Fin 2011, c’est le Centre Pompidou à Paris qui propose la première rétrospective française dédiée à l’artiste nippone, mettant en avant 150 de ses créations réalisées entre 1949 et 2001. La Tate Modern à Londres accueille cette même exposition l’année suivante, de février à juin 2012. C’est d’ailleurs Kusama que le célèbre musée britannique choisira de mettre en lumière pour fêter son vingtième anniversaire 8 ans plus tard, en mai 2020, avec la présentation de deux de ses Infinity Mirror Rooms.
En octobre 2017, la ville de Tokyo inaugure un musée à son nom, totalement dédié à la promotion et à la diffusion de son art.
Au top des artistes femmes les plus cotées du monde
« Kusama est pour la quatrième année consécutive l’artiste femme qui génère le chiffre d’affaires le plus important de la planète », c’est ce que déclare en 2019 le leader mondial des banques de données sur la cotation du marché de l’art, Artprice. Il classe alors l’artiste japonaise à la première place du top 20 des artistes féminines totalisant les produits de ventes aux enchères les plus élevés. Pour Kusama, cela représente plus de 102 millions de dollars en 2018 2.
En 2021, elle occupe la deuxième place de ce classement, après Joan Mitchell 3. Contemporaine de Kusama, cette peintre américaine, née à Chicago en 1925 et décédée à Paris en 1992, est particulièrement connue pour ses immenses toiles abstraites et colorées, dont l’œuvre La Grande Vallée V, vendue à plus de 14 millions de dollars en 2020 4.
Le poids des pois pour Yayoi Kusama
Yayoi Kusama est une artiste pluridisciplinaire. Peintre, sculptrice, plasticienne, elle est également écrivaine – elle a écrit 19 romans et des livres de poésie –, réalisatrice – elle a tourné plusieurs films – et styliste – elle possède sa propre entreprise de mode, Kusama Fashion Company Ltd, créée en 1968, et a collaboré dans les années 2000 avec de grandes maisons de couture telles que Louis Vuitton, sous la direction de Marc Jacobs, ou Lancôme. À travers toutes ces formes d’expression, Yayoi Kusama extériorise ses souffrances personnelles et exorcise ses démons intérieurs.
Un art "psychosomatique"
Peu d’artistes sont enclins à partager ouvertement ce qui est à l’origine de leur élan créatif. Yayoi Kusama l’a toujours reconnu : tout est né de ses hallucinations. À la fois terrorisée et fascinée par les manifestations de sa maladie mentale, elle a fait de cette fragilité psychologique une source d’inspiration et d’énergie créatrice.
Son enfance au sein d’une famille conservatrice et dysfonctionnelle ; sa jeunesse dans un Japon traditionnel, patriarcal et marqué par les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale ; son ascension difficile parmi le monde misogyne de l’art new-yorkais des années 1960. Autant de traumatismes qui l’ont marquée à jamais et diffusent dans son travail artistique.
L’art qu’elle pratique est selon ses dires « psychosomatique », espèce de catharsis par laquelle elle confronte, et son esprit et son corps, à ses angoisses et tente de s’en libérer.
Son aversion pour le sexe la pousse à multiplier les formes phalliques dans ses œuvres.
Son refus des conventions et son opposition à la guerre du Vietnam l’incitent à organiser des happenings provocants, libertaires, antimilitaristes et pacifistes.
Sa peur de voir son individualité disparaître dans l’immensité de l’Univers et son envie paradoxale de ne faire qu’un avec son environnement donnent naissance à son concept de self-obliteration, ou auto-anéantissement. C’est ce qui l’amène à construire ses Infinity Mirror Rooms, des chambres fermées où les miroirs dissolvent les frontières du réel et les jeux de lumière donnent l’illusion d’un infini vertigineux dans lequel chacun peut se perdre.
Yayoi Kusama, Infinity Mirror Room. Photographie : Pablo Trincado from Santiago de Chile, Chile, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons
La "prêtresse du pois"
Devenu son outil de langage de prédilection, le pois participe également au concept d’oblitération de Yayoi Kusama.
Couverts de pois, les objets s’amalgament et se confondent. Ils n’ont plus de contours nets permettant de les distinguer les uns des autres. Comme dans son évolutive Obliteration Room, pièce dont les murs et les meubles sont au départ d’une blancheur immaculée mais dans laquelle les visiteurs sont invités à coller où ils le souhaitent une gommette de couleur, finissant par envahir l’entièreté du décor.
Yayoi Kusama, Obliteration Room, 2015, Gallery of Modern Art, Brisbane. Photographie : interestedbystandr sur flickr, CC BY 2.0
Les pois oblitèrent les espaces, les corps et les êtres, effaçant leur singularité. Mais ils procurent aussi le sentiment de faire partie d’un tout, d’être parmi le Monde. C’est pour lutter contre cette anxiété ambivalente qu’elle ressent face à cette notion d’effacement que Yayoi Kusama répète ce motif du pois tout le temps et partout. Une façon de conjurer le sort. L’anéantissement par l’accumulation sans limite. La fusion entre sa personne, sa vie et son œuvre, au sein de l’Univers immense.
« J'avais en moi le désir de mesurer de façon prophétique l'infini de l'univers incommensurable à partir de ma position, en montrant l'accumulation de particules dans les mailles d'un filet où les pois seraient traités comme autant de négatifs. […] C'est en pressentant cela que je puis me rendre compte de ce qu'est ma vie, qui est un pois. Ma vie, c'est-à-dire un point au milieu de ces millions de particules que sont les pois. » 1
Yayoi Kusama, Dots Obsession – Love Transformed into Dots, 2017, The Hirshhorn Museum, Washington. Photographie : Ron Cogswell sur flickr, CC BY 2.0
Il y aurait encore tant à dire au sujet de Yayoi Kusama, femme et artiste hors du commun. On espère que cet article vous aura permis de la (re)découvrir et vous aura également donné l’envie de vous plonger dans les détails de sa vie intense et de son œuvre tentaculaire. Et si votre sensibilité artistique vibre à la vue de ses nombreuses créations, peut-être aurez-vous plaisir à jeter un œil à celles de nos pattern designers. Eux aussi créent des motifs originaux, inspirés de la nature et du voyage, certes moins psychédéliques que Yayoi Kusama mais tout aussi agréables à regarder !
Informations pratiques :
- Du 23 avril au 15 août 2021 : Yayoi Kusama : Une Rétrospective au Gropius Bau à Berlin
- Du 10 avril au 31 octobre 2021 : Kusama : Cosmic Nature au jardin botanique de New York
Écrit par cd
Sources :
- Yayoi Kusama. Centre Pompidou.
- Les 20 femmes les plus performantes du Marché de l’Art. Artprice.
- Ces femmes qui font l’abstraction. Artprice.
- Les 10 artistes les plus cotés sur le marché de l’art en 2020. Art Shortlist.